voix off "Motif Dégout"
- lederoffgael
- 16 juil.
- 2 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 juil.
La première fois qu’une de mes vidéos a percé, c’était un Noël. Je montrais les cadeaux que j’avais trouvés pour mes proches, tous achetés en recyclerie, parfois pour moins d’un euro. Les gens ont cru que c’était un prank. Une blague cruelle. Ils ont vu de la radinerie, du mépris. Ils ont exprimé de l’incompréhension, de la moquerie.
Puis il y a eu les cerises. Les vers dans les cerises. Chez nous on les mange comme ça, cueillies au cerisier. Ce n’est pas une affaire.Mais j’ai voulu tester une astuce : tremper les fruits dans l’eau tiède pour les faire sortir. Les gens ont ressenti de l'écoeurement. La vidéo a explosé.
Ce que j’ai appris, c’est que les gens commentent plus volontiers quand ils peuvent mépriser, se sentir supérieurs, s’indigner, poser un jugement. Alors, parfois, pour relancer l’algorithme , ou rassurer mon ego “Si! tu sais toujours faire des vidéos”, je coupe mes cheveux n’importe comment. Je détourne exprès les règles de la coiffure. Et ça marche, une petite semaine, et mes vues retombent. L’intérêt des gens pour les cheveux quand c’est mal fait, je l’ai découvert aussi par hasard. Parce que le but c’est quand même de montrer mon travail de céramiste, pour en vendre, pour vivre.
Si je fais bien, si c’est juste beau, simple, sincère ou poétique, personne ne regarde, hors exceptions. Heureusement il y a quelques exceptions. merci les exceptions vous êtes des soleils.
Quand je parle de mes doutes, de ma fatigue, ça dit : "encore à pleurnicher celle-là. Toujours dans les dramas.Tu veux le buzz ? Va bosser. "Je le fais rarement, et ce genre de vidéos, l’algorithme les envoie aux gens qui aiment contempler le désarroi d’autrui, et qui ne voient que cela de moi, puisque c’est ça qui les fait réagir. Je ne peux rien y faire.
Je peux montrer une sculpture funéraire, très peu de gens verront la vidéo. Mais si je dis en voix off qu’il y a des vols dans les cimetières, ça commente, ça s’indigne, ça déborde, et là, ma sculpture est vue, enfin, vue en arrière-plan, à peine peut-être.
C’est comme une malédiction.
J’ai beau, jour après jour, faire des vidéos qui ne jouent pas avec les cordes du jugement, du mépris, du dégoût, de la moquerie, du choquant… quand une vidéo marche c’est toujours parce que j’ai laissé passer une aspérité, en surface, et les vers s’y accrochent, croissent et multiplient, et entrent dans le fruit.
et mon travail n’existe plus, n’existe plus que le grouillement et les contorsions.
Je n’ai pas encore trouvé la solution, je n’ai pas le pouvoir de changer l’algorithme, et quand l’algorithme opère, il crée cela, l’invasion du fruit, sa dégradation, son anéantissement.
Ce motif, sur l’assiette, c’est ça. Ce que je ressens. Ce que les autres projettent.
Les deux en même temps.
Et aussi ce en quoi l'algorithme est en train de transformer les gens qui font des vidéos, ou qui les regardent.